Le miracle économique qui suscite dans les mouvements sociaux d’aujourd’hui tant de soupirs nostalgiques [des “Trente Glorieuses”] s’est opéré par le biais d’une dépossession croissante des activités quotidiennes au profit d’administrations publiques ou privées. Les savoir-faire agricoles ont été expropriés au profit de la recherche agronomique ; notre alimentation au profit de chaînes de distribution sur lesquelles nous n’avons aucune prise, de même que nous avons délégué la gestion des déchets, de l’eau, l’entretien des espaces naturels et des monuments, jusqu’à notre capacité à nous divertir et à nous représenter le monde, cédée à la télévision d’Etat puis aux grands groupes médiatiques. Il n’est pas étonnant que chacun ait du mal à se reconnaître dans un monde dont il n’est plus responsable que de manière fictive. Savoir qui l’on est, cela passe aussi par la capacité de façonner son environnement immédiat, à établir soi-même et avec d’autres ses propres besoins. Dans ce monde administré, l’identité se réduit comme peau de chagrin. Il ne reste, pour s’identifier, que la vie intime – largement formatée par le rayonnement de la psychologie de masse et l’emprise du marketing – et le métier qu’on exerce.
C’est dans la société de masse administrée à grande échelle que l’identité repose le plus sur l’emploi, et que, par conséquent, la détresse psychologique que provoque sa perte est la plus grande. […] Si les craintes se cristallisent sur l’emploi, c’est que, faute de tout le reste, notre existence ne repose plus que là-dessus. Le salariat est devenu notre seul habitat. Au fond, nous le savons bien : pas plus que la précarité ne se résume à un contrat de travail à durée déterminée, l’habitat n’est réductible à la possession d’un trois pièces en banlieue, proche gare et tous commerces. Habiter le monde, cela signifie pouvoir y trouver sa place, s’y situer. C’est avoir des occupations qui ont du sens, des fréquentations et un lieu de vie qui ne sont pas tributaires d’un mouvement du CAC 40 qui obligera à déménager, à quitter ses collègues, son monde. C’est apprendre avec joie que Carrefour a fait faillite, parce-qu’on sait cultiver un jardin et récupérer de l’eau de pluie, et que d’autres élèvent des bêtes ; savoir que la vie continuerait même si internet tombait en panne. Par contraste, la grande précarité est une dynamique propre au capitalisme industriel consistant à priver les individus de leurs moyens d’habiter le monde. Il est de plus en plus difficile d’y être, d’en être.
Groupe Oblomoff, “Le salaire de la peur”, juillet 2009
Utzi iruzkina